S. 19 / Nr. 4 Gewaltentrennung (f)
BGE 67 I 19
4. Arrêt du 4 avril 1941 dans la cause Société des usiniers de l'Asse et
consorts contre Vaud. Conseil d'Etat.
Regeste:
1. Recours contre un arrêté de portée générale. Délai expiré; recours censé
dirigé, vu les circonstances, contre une mesure d'exécution (consid. 2).
2. Pleins pouvoirs conférés à un gouvernement cantonal.
Droit d'examen du Tribunal fédéral relativement à des arrêtés pris par un
gouvernement cantonal en vertu d'une délégation de l'autorité législative
(consid. 3).
Constitutionnalité d'une pareille délégation? Celle-ci ne pourrait en soi -
sous réserve du cas de nécessité - viser qu'un objet déterminé.
Légitimité. de pleins pouvoirs accordés au gouvernement cantonal en raison de
circonstances extraordinaires? (consid. 6).
Dépassement de compétence (consid. 6).
3. Notion d'impôt. Impôt et émolument. Le premier ne peut être introduit que
par le pouvoir législatif (consid. 4 et 5).
1. - Staatsrechtliche Beschwerde gegen einen allgemein verbindlichen Erlass:
ist die Frist dafür verstrichen, so kann die Beschwerde unter Umständen als
gegen eine Ausführungsmassnahme gerichtet angesehen werden (Erw. 2).
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2. - Ausserordentliche Vollmachten einer kantonalen Regierung:
Kognitionsbefugnis des Bundesgerichtes hinsichtlich Erlassen der kantonalen
Exekutive, die diese gestützt auf Delegation durch die gesetzgebende Gewalt
trifft (Erw. 3).
Verfassungsmässigkeit einer derartigen Delegation? Diese könnte an sich, unter
Vorbehalt von Notfällen, nur eine bestimmte Materie betreffen;
Zulässigkeit der Übertragung ausserordentlicher Vollmachten an eine kantonale
Regierung im Hinblick auf ausserordentliche Verhältnisse? (Erw. 5);
Kompetenzeüberschreitung (Erw. 6).
3. - Begriff der Steuer: Steuer und Gebühr die erstere kann nur durch die
gesetzgebende Gewalt eingeführt werden (Erw. 4 und 5).
1. Ricorso di diritto pubblico contro un decreto di portata generale: se il
termine per ricorrere è spirato, il ricorso può essere considerato, viste le
circostanze, come diretto contro una misura di esecuzione (consid. 2).
2. Pieni poteri conferiti ad un governo cantonale.
Sindacato del Tribunale federale relativamente a decreti emanati da un governo
cantonale in virtù di una delegazione dell'organo legislativo (consid. 3).
Costituzionalità di una siffatta delegazione? In sè e sotto riserva del caso
di necessità, una tale delegazione non potrebbe concernere che un oggetto
determinato.
Legalità di pieni poteri accordati a un governo cantonale reguardo a
circostanze straordinarie (consid. 5)
Sorpasso della competenza (consid. 6).
3. Concetto dell'imposta. Imposta e tassa. Solo il potere legislativo può
introdurre un'imposta (consid. 4 e 5).
A. - 1) Les usiniers recourants utilisent la force hydraulique de l'Asse, près
Nyon, notamment sur le canal de dérivation dit bief de l'Asse entre Chéserex
et le lac. Ils sont au bénéfice de droits privés qui remontent à l'époque
féodale. En 1894, ils se sont constitués en Société des usiniers de l'Asse. Un
décret du Grand Conseil du 14 novembre 1895 a assujetti le bief à la loi du 20
novembre 1894 sur la police des eaux courantes dépendant du domaine public.
L'art. 2 du décret précise que le canal appartient au domaine public en ce qui
concerne l'usage des eaux empruntées à la rivière de l'Asse et le passage du
bief sous les rues et chemins communaux, et au domaine privé en ce qui
concerne le sol occupé par son lit. En vertu de la loi du 26 novembre 1869 sur
l'utilisation des lacs et cours
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d'eau (art. 8), les usiniers de l'Asse étaient tenus, comme tous les usagers
d'eaux publiques, de payer à l'Etat une «finance» annuelle de 2 à 100 fr. Sous
l'empire de la nouvelle loi du 18 février 1901, ils ne furent pas astreints à
concession et échappèrent ainsi aux redevances proportionnelles (art. 13)
exigées même des anciens concessionnaires à bien plaire dont les droits
étaient remplacés par des concessions régulières (cf. art. 31). En 1912, les
usiniers du bief ont fait inscrire leurs droits au registre foncier sous forme
de servitudes de prise et de passage d'eau.
2) Par décret du 29 août 1939, le Grand Conseil du Canton de Vaud a conféré
pleins pouvoirs au Conseil d'Etat, «jusqu'au retour d'une situation normale
pour agir au mieux des intérêts généraux du pays, pour prendre toutes mesures
rendues nécessaires par les circonstances...» (art. 1 er ).
Le 3 décembre 1940, fondé sur ce décret et sur l'art. 18 de la loi fédérale
sur l'utilisation des forces hydrauliques du 22 décembre 1916, le Conseil
d'Etat a pris un arrêté frappant l'énergie produite par les usines
hydrauliques établies en vertu d'un droit privé d'un impôt de six francs par
cheval et par an, le nombre de chevaux imposables étant déterminé par la
puissance des machines en exploitation. L'arrêté a été publié le 6 décembre
1940 dans la Feuille des avis officiels du Canton de Vaud, conformément à la
loi du 28 novembre 1922.
Les 24 et 26 décembre 1940, les usiniers recourants ont reçu un exemplaire de
l'arrêté du Conseil d'Etat et l'avis du montant auquel leur redevance avait
été provisoirement fixée sur la base de la puissance en chevaux-vapeur établie
par les experts, la taxation définitive devant avoir lieu après inspection de
l'usine.
B. - Par acte du 23 janvier 1941, la Société des usiniers de l'Asse et 11 de
ses membres ont formé un recours de droit public tendant à l'annulation de
l'arrêté du Conseil d'Etat du 3 décembre 1940.
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Les recourants font valoir en substance:
a) L'impôt introduit par l'arrêté est contraire au principe de l'égalité des
citoyens devant la loi, car il constitue une imposition supplémentaire des
immeubles des recourants. En effet, le Canton de Vaud frappe déjà, dans le
cadre de l'impôt sur la fortune, la valeur que représente pour eux l'énergie
hydraulique: au contraire, les concessionnaires publics ne paient pas l'impôt
sur cet élément d'actif. Les recourants seraient ainsi imposés à double;
l'art. 18 de la loi fédérale ne saurait consacrer pareille inégalité.
b) L'impôt hydraulique viole l'art. 19 al. 8 Const. vaud. d'après lequel «la
loi détermine les règles d'application et les modalités des divers impôts».
Seul le Grand Conseil peut porter des lois, qui d'ailleurs sont encore
soumises au referendum; or, c'est par un arrêté que le Conseil d'Etat a
institué le nouvel impôt. Si la Constitution vaudoise avait permis que des
impôts fussent introduits par voie réglementaire, elle l'aurait expressément
prévu.
c) L'arrêté attaqué ne saurait se justifier par les pleins pouvoirs conférés
par le Grand Conseil au Conseil d'Etat. Un impôt qui ne touche que quelques
propriétaires de droits anciens n'a rien à voir avec les «intérêts généraux du
pays». Il ne s'agit pas non plus d'une mesure «rendue nécessaire par les
circonstances», à savoir par les circonstances de guerre. Limités sous ces
deux rapports, les pleins pouvoirs ne sont pas des pouvoirs dictatoriaux. Au
reste, le Grand Conseil ne pouvait déléguer que ses propres pouvoirs et non
pas des «pleins pouvoirs» qu'il ne possède pas; il ne pouvait dès lors
autoriser l'institution par un arrêté d'un impôt que lui-même ne pouvait
introduire que par une loi.
C. - Le Conseil d'Etat conclut à l'irrecevabilité du recours, celui-ci ayant
été formé plus de 30 jours après la publication de l'arrêté dans la Feuille
des avis officiels; au fond, il conclut au rejet et fait observer notamment:
Il n'y a pas imposition supplémentaire, car il s'agit
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«d'une taxe ou redevance, qui est la contre-partie (même dans le cas de
l'exercice de droits privés) de l'autorisation indispensable de l'Etat et de
l'usage des eaux publiques à travers la propriété privée, et qui a son
fondement dans la législation fédérale elle-même (loi du 22 décembre 1916,
art. 17 et 18)». D'ailleurs, si les commissions d'impôt tiennent compte de la
force hydraulique dans l'estimation des immeubles industriels, elles ne font
aucune différence suivant que le propriétaire jouit d'une concession ou exerce
un droit privé. Quant à l'art. 19 al. 8 Const. vaud., il ne vise précisément
que l'impôt au sens propre du terme, et non pas les émoluments présupposant
une contre-prestation de l'Etat. S'agissant d'un acte de simple
administration, la forme de l'arrêté constituait un mode de légiférer régulier
au regard de la loi du 18 décembre 1934 «chargeant le Conseil d'Etat de fixer,
par voie d'arrêtés, les émoluments à percevoir pour les actes ou décisions
émanant du Conseil d'Etat ou de ses départements». D'ailleurs l'arrêté trouve
son fondement légal dans la loi fédérale elle-même et c'est uniquement par
scrupule que le Conseil d'Etat a usé de ses pleins pouvoirs. Il y a un intérêt
général évident «à faire appel à toutes les ressources du pays pour augmenter
de toutes manières et dans le cadre des lois existantes les recettes
fiscales». Le produit des taxes, estimé 6000 fr., n'est point négligeable.
Extrait des motifs:
2.- L'arrêté du Conseil d'Etat a été publié dans la «Feuille des avis
officiels» du 6 décembre 1940. S'agissant d'un arrêté de portée générale, il
devait être attaqué dans les 30 jours à compter de sa publication, soit
jusqu'au 5 janvier ou - comme consent à l'admettre l'intimé - jusqu'au 10 au
plus tard. Le recours formé le 23 janvier serait donc tardif. Peu importe en
effet que l'entrée en vigueur ait été différée; c'est la date de la
promulgation qui est décisive (RO 66 I 69). Il faut toutefois observer
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que le Conseil d'Etat a jugé nécessaire de notifier encore à chaque usinier,
avec le bordereau d'impôt, un exemplaire de l'arrêté. On ne peut sans doute en
conclure que le délai de recours contre l'acte législatif lui-même ait été
prolongé de ce fait, car c'est la loi qui fixe le point de départ du délai.
Mais force est de reconnaître que ce mode de faire a pu induire les recourants
à s'en prendre à l'arrêté et non à la mesure d'application. Dans ces
conditions, on doit considérer qu'avec l'arrêté, les recourants ont aussi
attaqué les actes d'exécution qui les visaient personnellement; or ils sont
recevables à le faire d'après la jurisprudence. L'arrêté comme tel échappe au
recours, mais le Tribunal examinera à titre préjudiciel s'il est
constitutionnel et, dans la négative, annulera les bordereaux de «redevances»
notifiés aux usiniers recourants (RO 56 I 526; 58 I 375).
3.- Il convient d'aborder en premier lieu la question de la constitutionnalité
quant à la forme de l'arrêté attaqué, car, suivant la réponse donnée, il
deviendra superflu de décider si l'imposition critiquée viole l'art. 4 CF en
ce qu'elle reviendrait à frapper deux fois la fortune des recourants et les
mettrait ainsi en état d'inégalité par rapport aux concessionnaires
ordinaires.
Dans l'examen de la constitutionnalité des ordonnances rendues par l'autorité
exécutive en vertu d'une délégation de l'autorité législative, le pouvoir du
Tribunal fédéral est différent suivant qu'il s'agit du droit constitutionnel
fédéral ou du droit constitutionnel cantonal. En présence d'un arrêté du
Conseil fédéral pris sur la base d'une délégation des Chambres fédérales
contenue dans une loi ou dans un arrêté de portée générale, le juge
constitutionnel ne peut que rechercher si les dispositions édictées demeurent
dans le cadre de l'autorisation (RO 61 I 369; 64 I 222 et 368), et il s'est
même refusé cette compétence à l'endroit des arrêtés rendus en vertu des
pleins pouvoirs conférés au Conseil fédéral en 1914 (RO 41 I 308; 46 I 252; 55
I 252; 56 I 416). En présence d'un arrêté
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promulgué par un gouvernement cantonal sur la base d'une délégation de
l'autorité législative, le Tribunal fédéral n'est pas confiné dans ces
limites. Il peut donc en soi examiner ici librement si la compétence déléguée
par le Grand Conseil au Conseil d'Etat est compatible avec la Constitution
vaudoise ou du moins avec les dispositions constitutionnelles invoquées par
les recourants et si, dans l'affirmative, l'arrêté attaqué rentre dans le
cadre de l'autorisation accordée.
4.- Les recourants ne contestent pas directement que le Grand Conseil ne
puisse, en droit constitutionnel vaudois, déléguer des pouvoirs au Conseil
d'Etat, mais ils soutiennent que, dans le cas particulier, pareille délégation
est exclue, parce que l'art. 19 Const. vaud. exige une loi pour l'institution
de nouveaux impôts. L'intimé objecte qu'il s'agit en l'espèce d'émoluments
présupposant une contre-prestation de l'Etat, qui ne sont pas touchés par la
disposition constitutionnelle invoquée; celle-ci ne vise en effet que les
impôts au sens propre du terme. Cette thèse est en contradiction avec la
position prise par le Conseil d'Etat avant la procédure. L'intitulé de
l'arrêté parle expressément d'un a impôt ',; les attendus se réfèrent à l'art.
18 de la loi fédérale sur les forces hydrauliques, qui n'a en vue qu'un impôt;
l'art. 1 er fixe la somme à payer au taux maximum prévu par la loi fédérale
pour l'impôt spécial sur les entreprises hydrauliques établies en vertu d'un
droit privé; l'avis notifié aux usiniers se réfère formellement à l'arrêté du
3 décembre 1940 instituant un a impôt». C'est d'ailleurs à bon droit que le
Conseil d'Etat se plaçait ainsi sur le terrain de l'impôt, étant donnée
l'évolution législative antérieure. Sous l'empire de la loi de 1869 qui
exigeait du propriétaire «qui fait usage d'un cours d'eau du domaine public»
une finance annuelle de 2 à 100 fr. (art. 8), les usiniers du bief furent
astreints à cette contribution, car celle-ci - vu déjà sa modicité - ne
constituait pas un impôt mais une rétribution pour la police des eaux assurée
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l'Etat; peu importait que les usagers fussent au bénéfice d'un droit privé ou
d'une concession. La loi de 1901 abandonna le système de l'émolument
administratif et frappa tout concessionnaire d'eaux publiques d'un droit fixe
de 20 fr. et d'une redevance annuelle de 6 fr. par cheval; l'art. 31 soumit à
ce régime même les concessionnaires à bien plaire. Cependant les usiniers de
l'Asse furent exonérés de toute redevance car, d'après l'intimé lui-même, ils
étaient «au bénéfice de droits privés de servitudes qui enlevaient à la
servitude son caractère de bien-plaire». Si donc aujourd'hui l'Etat entend
réclamer une «redevance» des titulaires de ces anciens droits, il ne peut
s'agir que d'un impôt, c'est-à-dire d'une contribution aux dépenses générales
de l'Etat qui n'est pas due en retour d'une prestation déterminée de
l'autorité (RO 29 I 45; 38 I 369 /70 et 533; 48 I 4 /5; 53 I 482; 56 I 515).
Le fait que la contribution n'est perçue que d'un petit nombre de citoyens qui
sont en possession d'entreprises hydrauliques établies en vertu d'un droit
privé, ne lui enlève pas son caractère d'impôt au sens technique. Au
demeurant. la contribution instituée ne peut se justifier
constitutionnellement que comme impôt; conçue comme redevance, elle se
heurterait à la garantie de la propriété (art. 6 Const. vaud.), que les
recourants seraient en droit d'invoquer contre toute nouvelle taxation (cf. RO
35 I 743 ss).
L'intimé ne peut donc prétendre que la nature de la «redevance,, l'autorisait
à éluder les formes prescrites par la Constitution vaudoise pour
l'introduction de nouveaux impôts et à se prévaloir de la loi du 18 décembre
1934 qui permet au Conseil d'Etat de fixer, par voie d'arrêtés, certains
émoluments. Si même l'impôt prélevé avait son fondement légal dans l'art. 18
de la loi fédérale sur les forces hydrauliques, il ne s'ensuivrait pas que le
Conseil d'Etat pût l'instituer de son chef. En réalité, il a bien cru devoir
se réclamer, pour le faire, des pouvoirs qu'il tenait du Grand Conseil.
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5.- Il ressort en effet de l'art. 19 Const. vaud. que -conformément à un
principe de l'Etat moderne (RO 15 p. 5; 33 I 390) - les impôts ne peuvent être
l'oeuvre que du pouvoir législatif; cette disposition n'a cependant pas le
sens qu'un impôt ne puisse être institué que sous la forme d'une a loi» au
sens formel. L'art. 19 trace simplement le cadre dans lequel la législation
doit se tenir (impôt direct sur la fortune et impôt sur le produit du travail,
limitation de l'imposition des immeubles, capitalisation du produit du
travail, progressivité de l'impôt, déductions pour charges de famille); dans
les limites fixées, le Grand Conseil, non seulement règle librement la
matière, mais il peut le faire - nonobstant la lettre de l'art. 19 - dans
l'une quelconque des formes où il prend ses décisions: par une loi ou par un
décret. La Constitution met en effet sur le même pied ces deux sortes d'actes
législatifs; elle les soumet p. ex. tous deux au referendum facultatif (art.
27; cf. encore art. 44, 59). Or, à supposer que, par une loi ou par un décret,
le Grand Conseil soit en droit de déléguer au Conseil d'Etat sa faculté de
lever un impôt, l'arrêté rendu en vertu de cette délégation aurait valeur de
loi au sens de l'art. 19 Const. vaud., en tant qu'il reposerait sur une
décision du législatif. L'art. 27 n'exclut pas le pouvoir du Grand Conseil de
céder sa compétence, car le referendum peut être demandé en tout temps - même
après leur entrée en vigueur - contre toute loi ou décret rendu par le Grand
Conseil, et donc aussi contre le décret portant autorisation au Conseil
d'Etat, en sorte que par cette voie le vote du peuple ne serait pas éludé. Il
n'est cependant pas nécessaire de se prononcer sur la constitutionnalité de la
délégation, car dans l'affirmative, celle-ci ne pourrait viser qu'un objet
déterminé; le Grand Conseil ne saurait, sans violer la règle de la séparation
des pouvoirs, se dépouiller de façon générale - comme il l'a fait par son
décret du 29 août 1939 - de son pouvoir de légiférer, à moins toutefois que
des circonstances extraordinaires
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ne puissent justifier par la nécessité un tel dessaisissement. La Constitution
vaudoise ne contient aucune disposition prévoyant l'exercice de pleins
pouvoirs par le Grand Conseil pour le temps de guerre ou de mobilisation de
guerre, ni par conséquent non plus la délégation au Conseil d'Etat de pareils
pouvoirs. La Constitution fédérale elle-même n'a pas réglé le cas de
nécessité. Mais, tandis que les Chambres fédérales sont seules juges, en
raison de l'art. 113 al. 3 CF, de la légalité des pouvoirs qu'elles
s'attribuent ou qu'elles délèguent, le pouvoir législatif cantonal est soumis
à cet égard au contrôle constitutionnel. Le Tribunal fédéral est en droit de
rechercher si, par suite de difficultés intérieures ou extérieures (crise
économique, mobilisation), les autorités cantonales peuvent édicter des règles
juridiques en dehors des voies ordinaires, par exemple lorsque les corps
législatifs ne peuvent se réunir ou que le peuple ne peut être consulté (cf.
RO 46 I 260). Cet examen est toutefois superflu en l'espèce car, à supposer
que le Grand Conseil ait valablement délégué au Conseil d'Etat sa compétence
législative, celui-ci en a fait ici un usage abusif.
6.- Au printemps 1939, le Conseil d'Etat a rendu le Grand Conseil attentif à
la gravité des circonstances. Il faisait allusion aux mesures de mobilisation
prises dans les pays voisins et à la possibilité d'une mobilisation partielle
ou générale de l'armée suisse. Il relevait que la nouvelle organisation
militaire et la rapidité de la mobilisation rendraient probablement impossible
la convocation du Grand Conseil. Il déposait dès lors un projet de décret
selon lequel pleins pouvoirs lui seraient automatiquement conférés en cas de
mobilisation. Ce décret fut adopté par le Grand Conseil à titre de «mesure
préventive».
Il ressort de la genèse du décret comme de son art. 1 er que le Conseil d'Etat
ne devait faire usage des pleins pouvoirs que dans des circonstances tout à
fait exceptionnelles, lorsque les institutions publiques ordinaires ne
seraient plus en état de fonctionner normalement, qu'en
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particulier le Grand Conseil ne pourrait plus se réunir pour exercer ses
prérogatives, et que les «intérêts généraux du pays» exigeraient une prompte
intervention. On songeait sans doute à l'éventualité où tout le territoire
cantonal ou une partie importante de celui-ci serait compris dans la zone
frontière ou dans la zone de guerre et passerait dès lors sous commandement
militaire, à l'éventualité où il faudrait brusquement aviser à des mesures
militaires ou économiques. Mais on ne pensait certes pas à des mesures qui,
après comme avant, pourraient être prises dans les formes ordinaires, et
encore moins à la possibilité d'introduire par le détour des pleins pouvoirs
de nouveaux impôts. A vrai dire, on concevrait même ici des exceptions, par
exemple si les circonstances étaient telles qu'elles ne permettraient pas de
porter la loi qui chaque année doit fixer le taux de l'impôt (art. 19 dern.
alinéa Const. vaud.). Mais, même si l'on reconnaît au Conseil d'Etat une
grande liberté d'appréciation pour juger s'il est ou non possible de
sauvegarder les intérêts supérieurs du canton par les voies
constitutionnelles, on ne saurait en tout cas considérer qu'un état de
nécessité justifiât d'une façon quelconque l'institution de l'impôt critiqué.
Rien ne permet d'abord de supposer qu'il y ait eu urgence et qu'on n'ait pu
recourir à un mode ordinaire de légiférer. On ne sache pas que, depuis la
mobilisation, le Grand Conseil n'ait pas tenu des sessions régulières. D'autre
part, l'impôt sur les usines hydrauliques établies en vertu d'un droit privé
devrait rapporter, de l'aveu de l'intimé, environ 6000 fr. par an; or il n'y a
aucune commune mesure entre les «intérêts généraux du pays», que le Conseil
d'Etat a pour mission de sauvegarder par la voie d'une législation
d'exception, et le prélèvement d'un impôt d'un si faible rendement, qui
cesserait d'être perçu dès le retour d'une situation normale. Le Conseil
d'Etat a ainsi franchi les limites que le Grand Conseil lui avait tracées en
lui déléguant sa compétence et violé dès lors la garantie constitutionnelle de
la séparation des
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pouvoirs, telle qu'elle résulte des dispositions invoquées par les recourants.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral
admet le recours en ce sens qu'il annule les bordereaux de redevances notifiés
aux usiniers recourants.