BGE 59 I 13
4. Arrêt du 10 février 1933 dans la cause L'Action pour la Paix contre Conseil
d'Etat du canton de Genève.
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Regeste:
Le colportage des imprimés peut être soumis par les Cantons aux prescriptions
de police réglant le colportage des autres marchandises et notamment à la
concession d'une patente (consid. 5).
La provocation directe ou indirecte à un délit (dans le cas particulier au
refus de servir) ne bénéficie pas de la garantie de la liberté de la presse.
C'est au point de vue objectif et non à celui de la punissabilité subjective
de l'auteur, qu'il faut se placer pour décider s'il y a provocation au délit
(consid. 7).
Résumé des faits:
A. - Le 6 août 1931, Jeanne Kettel, Raymond Bertholet et Albert-Louis Bouchard
ont sollicité du Département genevois de justice et police la patente de
colportage pour la vente du journal «La Révolution pacifique» et de son
supplément «Le Résistant à la guerre». Ce journal paraît au Locle; il porte le
sous-titre «Bulletin de propagande pacifiste édité à l'usage de l'Action
romande pour la paix». Sa quatrième page contient un supplément imprimé en
Angleterre et intitulé «Le Résistant à la guerre, bulletin de l'Internationale
des résistants à la guerre (IRG)».
La patente de colportage ayant été refusée aux requérants, ceux-ci adressèrent
un recours au Conseil d'Etat du canton de Genève. «L'action genevoise pour la
paix, groupe antimilitariste» se joignit à ce recours.
Les recourants faisaient valoir que leur journal était vendu librement dans le
reste de la Suisse Romande. A
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Genève même plusieurs journaux d'opposition (le «Travail» le «Drapeau Rouge»,
etc.) attaquaient avec la plus grande violence le régime actuel. Personne ne
les empêchait de poursuivre leur besogne. En Suisse, la liberté de la presse
et d'opinion est garantie par la constitution.
B. - Par arrêté du 23 septembre 1932, le Conseil d'Etat du Canton de Genève a
rejeté le recours. Il constatait que le refus du Département d'autoriser le
colportage était basé sur l'art. 14 litt. a de la loi sur l'exercice des
professions ou industries permanentes, ambulantes et temporaires, la
publication dont la vente avait été interdite contenant des articles
contraires à l'ordre public, parce qu'ils visaient et encourageaient le refus
d'un devoir civique imposé aux citoyens par la constitution et les lois.
L'interdiction de colportage n'était pas contraire au principe constitutionnel
de la liberté de la presse, la publication du journal remis aux abonnés et la
vente dans les kiosques et librairies n'ayant pas été prohibées. La décision
prise visait uniquement le colportage d'exemplaires du journal «Le Résistant à
la guerre», effectué dans le but de le répandre auprès des jeunes gens appelés
au service et de les engager ainsi à commettre un délit. Dans ces conditions,
le refus de délivrer les patentes de colportage était fondé sur des motifs
d'ordre public et ne violait aucune disposition constitutionnelle.
C. - Le groupe «L'Action pour la Paix», à Genève, a interjeté un recours de
droit public tendant à ce que le Tribunal fédéral annule l'arrêté du 23
septembre 1932 et prononce que les recourants sont autorisés comme par le
passé à colporter dans le canton de Genève le journal «La Révolution pacifique
et le Résistant à la guerre».
Les recourants font valoir à l'appui de ces conclusions que le refus
d'autoriser le colportage de «La Révolution pacifique» viole la liberté de la
presse garantie par les art. 55 Const. féd. et 8 Const. cant. Cette garantie
comporte non seulement le droit d'imprimer et d'éditer un journal, mais aussi
celui de le vendre et, par conséquent, de le
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colporter. Le colportage d'un journal est une des formes de l'exercice de la
liberté de la presse. De même qu'il serait contraire au principe de la liberté
du commerce et de l'industrie d'interdire le colportage de tous les objets de
nature commerciale ou industrielle, de même il est incompatible avec la
garantie de la liberté de la presse d'interdire le colportage d'un journal,
surtout lorsque, comme en l'espèce, il est autorisé à être imprimé, édité et
vendu dans les kiosques. Le colportage d'un journal, la vente par abonnements
ou la vente dans un kiosque sont en effet trois modes équivalents de
l'exercice de la liberté de la presse. Une décision interdisant la vente d'un
journal dans les kiosques serait évidemment contraire au principe de la
liberté de la presse. Il doit en être de même, par voie d'analogie, pour
l'interdiction du colportage. L'ordre public peut certes justifier des
restrictions à la liberté de la presse, mais seulement lorsqu'il y a eu abus.
Dans cette éventualité, la seule sanction logique consiste dans l'interdiction
définitive ou temporaire de la publication ou de la vente, sous toutes ses
formes, du journal incriminé.
Le Conseil d'Etat du canton de Genève a conclu au rejet du recours.
Extraits des considérants:
1. 2. 3. .... -
4.- L'autorisation de colportage n'a pas été refusée dans le cas particulier à
raison des tendances pacifistes du journal pour lequel elle était requise,
mais parce que ce dernier incite au refus de servir et glorifie les
réfractaires. Les exemplaires versés au dossier, notamment celui
d'octobre-novembre 1932, ne permettent pas de douter de l'exactitude de cette
constatation, et c'est avec raison que les recourants ne l'ont pas contestée.
5.- Les recourants font valoir que l'interdiction de colporter «La Révolution
pacifique et le Résistant à la guerre» est incompatible avec la liberté de la
presse
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garantie par les art. 55 CF et 8 Const. cant. Cette manière de voir n'est pas
fondée. Certes la liberté de la presse comprend en principe aussi le droit de
répandre des imprimés. Mais la diffusion de ces derniers par voie de
colportage comporte pour le public des inconvénients et des risques
(indiscrétion parfois excessive des vendeurs. danger que des personnes de
moralité douteuse s'introduisent dans les maisons, etc.) que les autres modes
de diffusion de la presse (abonnement, exposition et vente dans les kiosques
et les magasins) n'ont pas. Etant donnés ces inconvénients, il est de
jurisprudence constante (cf. RO 12p. 108; 13,p.261; 15 p. 540; 39 I p.25; 50 I
p. 376; 54 I p. 106; 58 I p. 227) que le colportage des imprimés peut être
soumis aux prescriptions de police réglant le colportage des autres
marchandises et subordonné notamment à la concession d'une patente. Le
principe de la liberté de la presse ne peut être opposé aux restrictions
découlant de cette réglementation, qui ne s'applique qu'à un mode spécial et
d'importance secondaire de diffusion des imprimés, sans entraver par
conséquent sensiblement le droit du citoyen de manifester ses opinions. Comme
les autres libertés, ce droit doit être exercé dans le cadre de l'ordre public
et des bonnes moeurs (cfr. les arrêts cités et l'arrêt non publié Praesens
Film c/ Schaffhouse, du 30 janvier 1931, consid. 7).
6.- ....
7.- Au surplus, le recours devrait être rejeté même si l'interdiction de
colporter était incompatible avec la garantie de la liberté de la presse. Le
journal «La Révolution pacifique» ne se borne en effet pas à la propagande
licite d'idées et de postulats pacifistes, tels que, par exemple, la
suppression du service militaire obligatoire envisagée comme un moyen
d'assurer la paix. En provoquant directement et indirectement au refus de
servir -c'est-à-dire à un délit réprimé par la loi pénale (art. 81 et 98 du
code pénal militaire)-, il dépasse manifestement les limites de la propagande
licite d'idées. Si, en l'état
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actuel de la législation, cette propagande ne paraît pas punissable en temps
normal, lorsqu'elle est faite par des civils (d'après l'art. 3
SR 321.0 Code pénal militaire du 13 juin 1927 (CPM) CPM Art. 3 - 1 Sont soumis au droit pénal militaire: |
|
1 | Sont soumis au droit pénal militaire: |
1 | les personnes astreintes au service militaire, lorsqu'elles sont au service militaire, à l'exception des permissionnaires qui commettent, sans rapport avec le service de la troupe, les infractions prévues aux art. 115 à 137b et 145 à 179; |
2 | les fonctionnaires, les employés et les ouvriers de l'administration militaire de la Confédération et des cantons, pour les actes intéressant la défense nationale, et lorsqu'ils portent l'uniforme; |
3 | les personnes astreintes au service militaire, lorsqu'elles portent l'uniforme en dehors du service et qu'elles commettent les infractions prévues aux art. 61 à 114 et 138 à 144; |
4 | les personnes astreintes au service militaire, même si elles ne sont pas au service, pour ce qui concerne leur situation militaire et leurs devoirs de service, de même que les personnes ayant été astreintes au service militaire, tant qu'elles n'ont pas rempli leurs devoirs de service; |
5 | les conscrits, pour ce qui concerne l'obligation de se présenter, ainsi que pendant la journée d'information et la durée des journées de recrutement; |
6 | les militaires de métier, les militaires contractuels, les personnes faisant partie du corps des gardes-frontière ainsi que les personnes qui, selon l'art. 66 de la loi fédérale du 3 février 1995 sur l'armée et l'administration militaire8, effectuent un service de promotion de la paix, pour les infractions commises durant le service, les infractions commises hors du service mais touchant leurs obligations militaires ou leur situation militaire et les infractions qu'elles commettent en uniforme; |
7 | les civils ou les militaires étrangers qui se rendent coupables de trahison par violation de secrets intéressant la défense nationale (art. 86), de sabotage (art. 86a), d'atteinte à la puissance défensive du pays (art. 94 à 96), de violation de secrets militaires (art. 106) ou de désobéissance à des mesures prises par les autorités militaires ou civiles en vue de préparer ou d'exécuter la mobilisation de l'armée ou de sauvegarder le secret militaire (art. 107); |
8 | les civils ou les militaires étrangers, pour les actes prévus aux art. 115 à 179 qu'ils commettent comme employés ou mandataires de l'armée ou de l'administration militaire dans le cadre de la collaboration avec la troupe; |
9 | les civils ou les militaires étrangers qui commettent à l'étranger contre un militaire suisse un des actes visés aux chapitres 6 (art. 108 et 109) et 6bis (art. 110 à 114) de la partie 2 ou à l'art. 114a. |
2 | Les personnes visées à l'al. 1, ch. 1, 2, 6, et 8 sont, pendant la durée totale de leur engagement à l'étranger, soumises au droit pénal militaire si elles commettent à l'étranger un acte punissable selon la présente loi. |
SR 321.0 Code pénal militaire du 13 juin 1927 (CPM) CPM Art. 98 - 1. Quiconque provoque publiquement à la désobéissance à un ordre militaire, à une violation des devoirs du service, au refus de servir ou à la désertion, |
|
1 | Quiconque provoque publiquement à la désobéissance à un ordre militaire, à une violation des devoirs du service, au refus de servir ou à la désertion, |
2 | L'auteur est puni d'une peine privative de liberté ou d'une peine pécuniaire s'il provoque ou incite à la désertion en service actif, à la mutinerie ou au complot. |
3 | L'auteur est puni d'une peine privative de liberté si la provocation ou l'incitation a lieu devant l'ennemi. |
CPM qui la réprime ne s'applique à ces derniers, qu'en cas de service actif et
sur décision du Conseil fédéral), il n'en reste pas moins que, du point de vue
objectif, son contenu est illicite. Or, c'est à ce dernier point de vue qu'il
faut se placer pour décider si la manifestation d'une opinion est permise et
bénéficie de la garantie de la liberté de la presse. L'autorité cantonale
appelée à maintenir l'ordre légal existant était par conséquent en droit
d'interdire cette propagande illicite en refusant l'autorisation de
colportage. Les recourants ne sauraient se plaindre de ce qu'elle n'a pas
interdit aussi les autres modes de diffusion de «La Révolution pacifique»,
cette limitation ne leur ayant causé aucun préjudice. Les mesures plus
rigoureuses prises à l'égard de la propagande par voie de colportage peuvent
d'ailleurs s'expliquer par la forme directe et personnelle en laquelle est
exercée cette propagande, qui vise en premier lieu les obligés au service
militaire en les incitant à une attitude délictueuse. Il existe à cet égard
une différence notable entre l'espèce actuelle (où l'interdiction frappe la
provocation directe à un délit) et le cas du recourant Humbert-Droz (RO 58 I
94), auquel l'autorité cantonale avait interdit des conférences de propagande
des idées communistes.
L'on ne peut, d'autre part, faire un reproche au Conseil d'Etat de ce qu'il
n'a pas limité l'interdiction de colportage à quelques numéros seulement du
journal incriminé: le contenu et les tendances de ce dernier ne permettent en
effet pas de douter qu'il persistera dans sa propagande illicite. Conformément
à ce que le Tribunal fédéral a déclaré dans l'arrêt «Nationale Front» c/St.
Gall (RO 58 I p. 230 consid. 4), ce n'est donc qu'au cas où les recourants
établiraient par la production d'une série d'exemplaires de leur journal que
celui-ci a renoncé à cette propagande
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que l'autorité cantonale serait tenue de leur accorder l'autorisation de
colportage.
Le Tribunal fédéral prononce:
Le recours est rejeté.