S. 32 / Nr. 3 Vereinsfreiheit (f)

BGE 61 I 32

3. Arrêt du 22 mars 1935 dans la cause Union syndicale et Union des chômeurs
de Lausanne contre Conseil d'Etat du canton de Vaud.

Regeste:
Liberté d'association. Droit de réunion. Art. 56 Const. féd.; art. 8 Const.
vaudoise.
La marche de colonnes convergentes de sans-travail traversant un canton
pendant plusieurs jours pour aller présenter des revendications à Berne ne
constitue ni une «réunion» ni un autre mode normal d'exercice du droit
d'association, mais une manifestation sui generis qui peut être interdite
parce que dangereuse pour l'ordre public.

A. - Au mois de novembre 1934, l'Union des chômeurs de Lausanne, «approuvée et
soutenue» par l'Union syndicale de Lausanne, lança un «appel à tous les
chômeurs de Suisse romande» en vue d'une «marche des chômeurs

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sur Berne» pour présenter leurs revendications au Parlement.
Le Droit du Peuple du 22 novembre proposa «une grande manifestation comprenant
cortège et réunion plénière» à Lausanne, «centre de ralliement de toutes les
sections du bord du Léman y compris les camarades du Valais». Pour la marche
même, le journal prévoyait les mesures suivantes:
«Dans chaque localité traversée, se tiendrait un court meeting pour expliquer
à la population les revendications des chômeurs. Distribution de tracts.
Collecte pour l'entretien de la colonne. Ces meetings seraient préparés par
une équipe munie de bicyclettes, qui irait en avant-garde et convoquerait la
population.
»Il faudrait immédiatement préparer les étapes: souper, couche, déjeuner, et
également les dîners des colonnes de chômeurs, par collecte de marchandises
dans la localité...»
Le 10 novembre, le journal communiste La Lutte avait déjà battu le rappel en
faveur de la marche sur Berne. «Le voyage à pied, disait-il, comporte l'alerte
de tous les groupes syndicaux, dans toutes les villes et bourgs du parcours,
la mobilisation de la population de ces localités, l'entraînement des paysans
à soutenir les chômeurs qui ne peuvent consommer leurs produits en raison de
moyens toujours plus restreints. Représentez-vous le Conseil fédéral aux
prises avec les colonnes de sans-travail convergeant vers la capitale et son
palais, augmentant à chaque kilomètre... Ne croyez-vous pas que nos sept
Bouddhas fédéraux auraient un intérêt à examiner d'urgence les revendications
des chômeurs?...»
Dans le numéro du 8 décembre de La Lutte on lit: «Il s'agit de donner
l'ampleur la plus grande possible à la suggestion des chômeurs lausannois:
organisation de meetings dans chaque localité... Il est certain que, préparée
dès aujourd'hui, la marche sur Berne au mois de mars prendra une ampleur
formidable. Quelques chiffres à ce

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sujet sont fort indicatifs: De Lausanne seulement, en quelques jours, 250
adhésions avaient été recueillies pour la marche sur Berne! De Genève 25. Et
de chaque petite localité, 1, 2, 3. - Il faut faire de la marche sur Berne en
mars 1935 une manifestation sans précédent dans l'histoire du mouvement
ouvrier suisse.»
Le Droit du Peuple du 1er décembre rend compte d'une assemblée des chômeurs
genevois où la résolution suivante fut prise: «Les chômeurs et chômeuses du
canton de Genève, réunis en assemblée extraordinaire le 30 novembre 1934,
déclarent se désolidariser de la manifestation dite «Marche sur Berne» prévue
pour le début de décembre par des organisations dont la plupart se rattachent
à l'opposition syndicale révolutionnaire...»
B. - Informé du projet des unions de chômeurs, le Conseil d'Etat vaudois prit
le 29 novembre 1934 la décision suivante, qu'il publia et en outre communiqua
aux présidents de l'Union syndicale et de l'Union des chômeurs de Lausanne, en
les rendant personnellement responsables de la stricte application de
l'arrêté:
«...Considérant que les différentes manifestations prévues en cours de route
sur territoire vaudois, du 29 novembre au 4 décembre 1934, sont de nature à
troubler l'ordre et la tranquillité publique;
»en application de l'article 8 de la Constitution cantonale;
»Vu le préavis du Département de justice et police;
»arrête:
»Article premier. - La manifestation dite «Marche des chômeurs sur Berne» est
interdite sur tout le territoire vaudois, sous une forme quelconque. - En
conséquence, interdiction est faite aux participants à cette manifestation,
provenant d'autres cantons, de pénétrer sur territoire vaudois.
»Art. 2. - Sont également interdits tous meetings, rassemblements, cortèges,
conférences, assemblées sur la voie publique, comme aussi l'affichage, la
vente ou la

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diffusion d'écrits se rapportant à la Marche des chômeurs.
»Art. 3. - Les contrevenants sont passibles des dispositions du code pénal
vaudois, notamment de l'art. 251.
»Art. 4. - Le présent arrêté entre immédiatement en vigueur...»
Cet arrêté a été abrogé le 22 décembre 1934.
C. - L'Union syndicale et l'Union des chômeurs de Lausanne ont formé auprès du
Tribunal fédéral un recours de droit public en concluant à l'annulation de
l'arrêté du Conseil d'Etat.
Selon les recourantes, le gouvernement cantonal a interprété arbitrairement
l'art. 8 de la Constitution vaudoise et violé l'art. 56 Const. féd. (garantie
du droit d'association impliquant celle du droit de réunion) ainsi que la
liberté de la presse (art. 55 Const. féd. et 7 Const. cant.).
Le Tribunal fédéral a rejeté le recours.
Extrait des motifs:
2.- ... Le recours revient à reprocher au Conseil d'Etat d'avoir violé le
droit de réunion. Or, qu'on se place sur le terrain de l'art. 8 Const. cant.
qui consacre expressément le droit de réunion ou sur le terrain de l'art. 56
Const. féd., en admettant par hypothèse qu'il reconnaît de même, encore
qu'implicitement, ce droit, celui-ci trouve en tout cas sa limite dans l'ordre
public. L'arrêt Sozialdemokratische Partei Basel-Stadt (RO 60 I p. 207 in
fine; cf. aussi 57 I p. 266 et sv.; J. d. T. 1935 p. 122) constate que «auf
alle Fälle kann der Schutz des Art. 56 BV für Versammlungen nicht weiter
reichen als für Vereine, also Versammlungen, die in ihren Zwecken oder Mitteln
rechtswidrig oder staatsgefährlich sind, nicht umfassen» (de toute façon, la
garantie de l'art. 56 ne peut pas être plus étendue pour des assemblées que
pour des associations, ni s'appliquer, par conséquent, aux assemblées dont le
but ou les moyens qu'elles emploient sont illicites ou dangereux pour l'Etat).
La question est donc en dernière analyse de savoir - supposé que le droit
d'association ou de réunion

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fût réellement en cause, ce qui est fort discutable - si le Conseil d'Etat a
eu raison d'admettre que la manifestation projetée était contraire à l'ordre
public.
3.- En effet, bien que l'autorité cantonale ne se soit pas placée à ce point
de vue, elle aurait pu sérieusement contester le caractère de «réunion» à la
manifestation projetée, en tant qu'elle devait emprunter le territoire
vaudois. En vérité, le projet comportait aussi une assemblée de chômeurs à
Lausanne, mais cette réunion n'était pas une manifestation indépendante, elle
faisait partie intégrante de la «marche sur Berne» et c'est à ce titre - non
pas en soi - qu'elle a aussi été interdite. Quant à la marche proprement dite,
elle n'était certes pas une assemblée ni une réunion si, comme il échet, on
entend par là la rencontre d'un nombre plus ou moins grand de personnes qui se
réunissent pour un court laps de temps (quelques heures au plus, en général),
à un endroit déterminé (dans un local fermé ou à ciel ouvert) pour écouter des
orateurs, pour discuter et pour prendre des décisions. La marche organisée en
automne 1934 était tout autre chose. Pour s'en convaincre, il suffit de lire
les détails indiqués par le numéro du Droit du Peuple du 22 novembre 1934. La
marche devait durer 11 jours (6 sur le territoire vaudois), s'effectuer en
plusieurs colonnes convergentes, avec des arrêts pour passer la nuit, avec des
haltes et des quêtes dans les localités traversées, avec la distribution d'un
tract de revendications et le contact pris avec la population pour
l'influencer; elle devait se terminer à Berne par une manifestation destinée,
comme les recourantes le disent ellesmêmes, à exercer une «pression» sur les
«autorités compétentes» et plus spécialement sur le «parlement». Il s'agissait
d'une manifestation d'un genre particulier comme il en avait déjà été organisé
à l'étranger où les «marcheurs de la faim» ont provoqué des troubles graves (à
New-York et à Londres notamment). Quoi que les recourantes prétendent, le
mouvement ne laissait point d'avoir un certain caractère subversif; les
chômeurs de Genève - fait

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symptomatique - se sont désolidarisés de la manifestation par le motif que la
plupart des organisateurs se rattachaient à «I'opposition syndicale
révolutionnaire» (Droit du Peuple du 1er décembre 1934). On ne saurait d'autre
part comparer une entreprise d'une pareille envergure avec le cortège qui
traverse simplement les rues d'une localité pour se rendre au lieu de
l'assemblée. La marche avait une importance et une signification toutes
différentes et bien plus grandes; elle devait par elle-même frapper les
imaginations, créer un mouvement favorable aux chômeurs, impressionner
l'opinion publique, entraîner les paysans, rallier partout des renforts et, en
une masse sans cesse grandissante, faire pression sur les autorités;
I'assemblée de Berne n'en était que l'aboutissement.
Les recourantes objectent en vain que le groupe traversant le canton de Vaud
n'eût été que de cent à deux cents chômeurs. Cette allégation se heurte aux
indications de la presse, rappelées plus haut. En quelques jours, dit La Lutte
(No du 8 décembre), 250 adhésions avaient été recueillies dans la seule ville
de Lausanne; «il est certain que... la marche... prendra une ampleur
formidable». Le Droit du Peuple (No du 22 novembre) déclare que la
participation demeurerait libre avec un minimum de un délégué par 50 chômeurs.
La Lutte (No du 10 novembre) évoque l'image du Conseil fédéral aux prises
«avec ces colonnes de sanstravail convergeant vers la capitale et son palais,
augmentant à chaque kilomètre».
Au reste, les recourantes conviennent qu'en ce qui concerne «la marche
elle-même, il ne s'agit plus du droit de réunion» (recours p. 11 litt. B);
elles y voient le simple exercice du droit d'association, considérant la
marche comme un des moyens d'atteindre le but de l'Union des chômeurs:
«exposer la situation et les revendications des chômeurs aux autorités
compétentes, faire pression sur ces autorités». On ne peut partager cette
manière de voir et cela pour les raisons qu'on vient d'exposer. En effet si,
contrairement à ce que les recourantes croient, un

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rassemblement de personnes ne cesse pas d'étre une réunion par le seul motif
qu'il se compose uniquement des membres de l'association et si ce n'est donc
pas pour cette cause que la marche sur Berne n'est point une «réunion», elle
ne l'est pas parce qu'il s'agit d'une manifestation sui generis et
extraordinaire. voire insolite, qui, par son amplitude, par son déplacement de
lieu en lieu, par sa durée, par tous les procédés mis en oeuvre, sort du cadre
d'un usage normal du droit de réunion ou du droit d'association tels que le
législateur fédéral et le législateur cantonal les ont compris. En vain
objecterait-on que c'est là une forme moderne d'exercice de ces droits. Le
juge dénaturerait les libertés constitutionnelles si, devant les interpréter
et les protéger aujourd'hui, il perdait de vue ce que, vraisemblablement, le
législateur a pu envisager lorsqu'il les a instituées.
4.- Mais voulût-on faire abstraction de ces considérations qui permettraient
déjà de refuser aux recourantes, dans le cas particulier, la protection des
art. 56 Const. féd. et 8 Const. cant. et voulût-on admettre que la marche sur
Berne était une «réunion» ou un autre mode d'activité de l'association
recourante des chômeurs, il n'en resterait pas moins que le Conseil d'Etat a
pu interdire les diverses manifestations projetées sur territoire vaudois
parce qu'elles risquaient de troubler gravement la tranquillité et l'ordre
publics. Plusieurs indices justifiaient ces craintes. Comme on l'a déjà
relevé, le but ne semblait point être simplement économique, contrairement à
ce que les recourantes prétendent, mais aussi politique, voire même
révolutionnaire. Il suffit à cet égard de se référer aux propos cités des
journaux Le Droit du Peuple et La Lutte. Et ce n'est vraisemblablement pas un
prétexte sans aucun fondement que les chômeurs genevois ont avancé pour
expliquer le refus de leur concours.
D'ailleurs, sans considérer le but final des participants, le Conseil d'Etat a
pu craindre sérieusement que l'entreprise ne trouble ou ne mette en péril
l'ordre public. Pour qu'une marche de ce genre ne provoque pas de désordre,

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il faut une préparation et une organisation minutieuses, il faut surtout une
stricte discipline imposée par des cadres qui ont de l'autorité. Or rien ne
garantissait à l'autorité que les meneurs des sans-travail parcourant le pays
prendraient les mesures voulues et seraient capables de faire respecter leurs
prescriptions. Qu'on se représente ces colonnes de gens dénués de ressources
traversant sans ordre ni discipline le canton en plein hiver, vivant sur le
pays, logeant chez l'habitant, importunant la population par des quêtes
d'argent et de marchandises, convoquant des réunions, distribuant des tracts
(Droit du Peuple du 22 novembre 1934), provoquant des rassemblements,
«alertant tous les groupes syndicaux», cherchant à faire des adeptes et à
entraîner les paysans (La Lutte du 10 novembre 1934), occasionnant des
embarras de circulation et causant de l'agitation sur leur passage. Rien
n'était du reste prévu pour le cas où la population refuserait de secourir les
manifestants et rien non plus n'était organisé pour le retour. Il saute aux
yeux qu'une expédition aussi aventureuse était de nature à semer le désordre
et à menacer la paix et la sécurité publiques. Le Conseil d'Etat devait
prévenir des troubles et empêcher d'autres actes illicites qui auraient pu
facilement se commettre (maraudages, dommages à la propriété, violences,
mendicité, etc.; cf. RO 60 I p. 123 et 209). D'après la jurisprudence
constante du Tribunal fédéral, il n'était nullement nécessaire que le
Gouvernement fût autorisé spécialement par une loi à prendre des mesures
propres à assurer l'ordre public. C'est là un devoir élémentaire de l'Etat (RO
60 I p. 121 consid. 3; cf. aussi 57 I p. 266 et sv.).
6.- La liberté de la presse garantie par l'art. 55 Const. féd. n'a pas non
plus été violée. L'interdiction du Conseil d'Etat d'afficher, de vendre et de
répandre des imprimés n'a été édictée qu'en relation avec la marche sur Berne,
comme étant des actes qui faisaient partie intégrante de la manifestation.
L'autorité n'a pas défendu d'une façon générale aux chômeurs d'exposer leurs
réclamations par

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écrit. Or, il va de soi que, du moment que la marche pouvait être interdite,
il en était de même des appels à participer d'une manière ou d'une autre à
cette entreprise dangereuse pour l'ordre public.