S. 563 / Nr. 91 Familienrecht (f)
BGE 57 II 563
91. Extrait de l'arrêt de la IIe Section civile du 22 décembre 1931 dans la
cause Miserez contre Degoumois.
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Regeste:
Responsabilité du chef de famille. Art. 333 Cc.
Blessure causée à un enfant par un de ses camarades en maniant imprudemment un
petit «pistolet-alarme» provoquant l'explosion d'un bouchon de liège.
Responsabilité du père en raison de l'insuffisance des mesures de précaution
et du défaut d'instructions concernant le maniement du pistolet.
Résumé des faits:
Le 5 octobre 1929, vers 8 heures du soir, Roger Miserez, né le 20 décembre
1916, jouait avec des camarades à la «tape» ou «tschiko» devant la boulangerie
Mäder à Tramelan-Dessus, à peu de distance du bâtiment de la Banque populaire
suisse dont son père est le concierge. Il tenait à la main un petit pistolet
qui lui avait été donné par sa mère. Ce pistolet était chargé d'un bouchon de
liège contenant une matière inflammable qui, explosant sous le choc du
percuteur, provoque l'éclatement du bouchon. Roger Miserez était poursuivi par
le jeune Jean-Jacques Degoumois, âgé de 9 ans, qui cherchait à le toucher.
Soudain il se retourna et, le coup partit, atteignant Degoumois à l'oeil
gauche. La confusion provoqua une cataracte qui, d'abord partielle, devint
bientôt totale et nécessita finalement une intervention chirurgicale.
Par demande du 3 octobre 1930, Orgèle Degoumois, père de Jean-Jacques, a
assigné Joseph Miserez, père de Roger, devant la Cour d'Appel du Canton de
Berne à l'effet de faire prononcer que le défendeur était responsable
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de l'accident causé par son fils et tenu de lui verser à ce titre l'indemnité
qui serait fixée par les tribunaux.
L'action était fondée essentiellement sur l'art. 333 du code civil. Le
demandeur alléguait cependant que les parents de Roger Miserez avaient commis
une faute en laissant entre les mains de leur fils âgé de moins de douze ans
un pistolet chargé de bouchons explosifs.
Le défendeur a conclu au rejet de la demande. Selon lui, l'accident était dû à
une cause purement fortuite: Roger Miserez n'avait nullement visé son
camarade. Le pistolet était un jouet inoffensif tel qu'en possèdent beaucoup
d'enfants et tel qu'on en trouve dans tous les bazars et aux étalages des
marchands dans les foires. Il n'y avait donc aucune faute de la part des
parents d'avoir fait cadeau de ce jouet à leur enfant, garçon docile, qui leur
donnait toute satisfaction ainsi qu'à ses maîtres. Le défendeur prétendait
d'ailleurs n'avoir manqué à aucune des obligations que lui imposait son devoir
de surveillance.
Par jugement du 10 juillet 1931, la Cour d'appel du Canton de Berne a admis la
demande en ce sens qu'elle a condamné le défendeur à payer au demandeur la
somme de 4655 fr. 40 avec frais et dépens.
Le défendeur a recouru au Tribunal fédéral en concluant au rejet de la demande
et subsidiairement à la réduction de l'indemnité.
Le demandeur a conclu au rejet du recours et à la confirmation du jugement.
Extrait des motifs:
La Cour a jugé qu'il n'y avait aucune faute, c'est-à-dire aucune imprudence de
la part du défendeur à laisser le pistolet en mains de son fils, attendu qu'il
s'agissait d'un «pistolet à faire peur», servant principalement de moyen
d'alarme et ces pistolets étant vendus comme jouets dans tous les bazars de
même que dans les foires, et ne présentant pas de danger, si ce n'est quand on
s'en sert à courte distance contre les personnes. En revanche, la Cour a
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estimé que le défendeur avait manqué à son devoir de surveillance en
n'interdisant pas à son fils d'emporter son pistolet dans la rue, puisqu'aussi
bien il lui avait défendu de le prendre à l'école, et en ne l'instruisant pas
du «danger inhérent à un maniement imprudent du pistolet».
Pour ce qui est du fait d'avoir laissé le pistolet à la disposition de
l'enfant, on pourrait se demander, à la vérité, s'il ne constituait pas une
imprudence, ce qui excluerait évidemment la possibilité d'invoquer la preuve
libératoire prévue à l'art. 333 Cc. Sans doute, le Tribunal fédéral a-t-il
refusé dans certains cas de considérer comme une faute le fait de laisser des
enfants jouer avec un flobert ou un arc, jouets qui certainement peuvent
causer autant si ce n'est plus de dommage que le pistolet en question. Mais,
sans même parler des différences qui existent entre ces cas et la présente
espèce, on pourrait dire aussi que, toutes proportions gardées, le maniement
du pistolet présentait un danger d'autant plus grand qu'il n'était pas
destiné, comme un flobert ou un arc, à lancer des projectiles et qu'il se
présentait sous un aspect tout à fait inoffensif. En effet, tandis qu'un
enfant de l'âge de Roger Miserez, au moment de l'accident, peut déjà dans une
certaine mesure avoir conscience du danger qu'il y a à tirer avec un flobert
ou avec un arc dans la direction d'un être humain, il n'en sera pas de même
avec un pistolet qui n'a d'autre but que provoquer une détonation. Or ce
danger, si réduit qu'il soit, n'en existe pas moins, d'après les constatations
de l'expert-armurier, admises par la Cour, lorsque le coup est tiré à
proximité du visage d'une personne, et il suffisait à un adulte de le faire
fonctionner une seule fois pour s'en rendre compte.
Quoi qu'il en soit d'ailleurs sur ce point, c'est en tout cas à bon droit que
la Cour a estimé que le défendeur n'avait pas justifié avoir surveillé son
fils avec l'attention usitée et telle qu'elle était commandée par les
circonstances de la cause. Ainsi que le Tribunal fédéral l'a jugé à maintes
reprises (Cf. RO 57 II p. 129 et les arrêts cités), le
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degré d'attention dont doit faire preuve le père de famille dans la
surveillance qu'il est tenu d'exercer sur les mineurs placés sous son autorité
ne peut faire l'objet d'une règle absolue, mais dépend des circonstances
particulières de la cause.
Or en l'espèce, étant donné le danger incontestable que présentait le
pistolet, manié dans certaines conditions, il est clair que le premier devoir
du défendeur était d'interdire à son fils de l'emporter lorsqu'il allait jouer
dans la rue. Le risque d'un accident y était au moins aussi grand qu'à
l'école, puisque les enfants ne sont plus alorssous la surveillance de leur
maître et que dans l'excitation du jeu ils sont naturellement portés à faire
des excès et des imprudences. Cette précaution aurait été d'autant plus
naturelle du reste que, d'après les constatations du jugement, certains
parents avaient même poussé la prudence jusqu'à interdire à leurs enfants
d'acheter ces pistolets.
D'autre part et comme le relève justement la Cour d'appel, il incombait à tout
le moins au défendeur de rendre son fils attentif aux accidents qu'il risquait
de causer en maniant son pistolet à proximité du visage de ses camarades, et
de lui recommander par conséquent de ne s'en servir que dans certaines
conditions. Or à cet égard non plus le défendeur n'a rien allégué ni prouvé.
Au contraire, il résulte de l'instruction du procès qu'un jour que son fils
s'amusait à la cuisine à viser les personnes présentes, il s'est contenté de
le renvoyer «faire ses manières» au corridor, alors que l'enfant aurait dû
être sévèrement réprimandé et que c'était l'occasion ou jamais de lui montrer
les conséquences d'une telle imprudence.
C'est en vain que le défendeur voudrait invoquer la décision rendue dans la
cause Sauter contre Huber (RO 57 p. 127 et suiv.). Les circonstances étaient
différentes: l'accident, causé par une flèche, était dû au fait que la
victime, bien qu'invitée à s'éloigner de la cible, s'était imprudemment
avancée dans la zone du tir, et l'on pouvait alors admettre qu'il n'y avait
pas de relation de cause à effet
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entre le dommage et le défaut d'instructions de la part du père, si tant est
qu'il eût omis de défendre à son fils de tirer contre des personnes, tandis
qu'en l'espèce il a été établi que Roger Miserez s'est amusé à diriger son
arme contre le jeune Degoumois, si bien qu'il n'est pas impossible que ce
dernier n'aurait pas commis cette imprudence, si on lui avait fait la même
recommandation et si on l'avait dûment instruit du danger d'un tel geste. On
peut même admettre avec la Cour qu'il se serait rappelé les recommandations de
son père lorsque son camarade Meyrat lui a dit, quelques instants avant
l'accident, de «cacher son pistolet pour éviter un malheur».
Le Tribunal fédéral prononce:
Le recours est rejeté et le jugement attaqué est confirmé.